
Dans le passé, les collectionneurs de premier plan achetaient des maisons plus grandes pour montrer leurs œuvres d’art. Maintenant, de nombreux collectionneurs privés – en particulier le collectionneur d’art d’entreprise – trouvent ou construisent de vastes espaces pour exposer leurs œuvres d’art et continuent ensuite à acheter de l’art pour l’entreposer dans ces lieux. De plus en plus, des collectionneurs privés prennent le rôle des institutions à but non lucratif (telles que les musées et les associations institutionnelles).
Ils ont d’amples espaces de galerie, souvent construits spécialement pour cela, avec des entrepôts, de vastes archives, des bibliothèques et du personnel. Ils organisent des expositions qui sont ouvertes au public, publient des catalogues et organisent des programmes d’éducation. Certains ont des résidences d’artistes et des définitions de leurs missions (‟mission statements”) très ambitieuses.
En résumé, certains collectionneurs privés ont construit des musées d’art privés et des fondations.
Alors que ces collections d’art privées sont parsemées autour du globe et peuvent être très intéressantes à visiter, elles peuvent créer des tensions autour de la construction de musées publics et de musées privés: est-ce que ces musées privés ont tendance à détourner des fonds privés qui auraient sinon été utilisés pour une programmation publique? Est-ce qu’il y aura moins de donations d’œuvres d’art à des institutions publiques? Est-ce que le gouvernement devrait soutenir, et même favoriser, la construction de musées privés? Dans les collections privées, est-ce que les œuvres d’art ne courent pas le risque d’être maintenues avec moins de rigueur que dans le secteur public?
Avant que nous ne répondions à ces questions cruciales, il convient de clarifier comment un collectionneur d’art d’entreprise peut implanter un tel projet de création d’un ‟musée privé”.
1. Donc, que souhaitez-vous construire exactement, en tant que collectionneur d’art d’entreprise?
Pourquoi tant d’entreprises, larges et petites, ont choisi de collectionner de l’art? Les raisons sont aussi variées que celles évoquées pour les collections personnelles, mais tombent généralement dans une des catégories suivantes.
La première collection d’un collectionneur d’art d’entreprise, créée par Chase Manhattan (maintenant J.P Morgan) sous la direction de David Rockefeller, était l’impulsion d’un fondateur ayant un intérêt personnel intense pour l’art.
Vient ensuite un large éventail d’entreprises ayant la prévoyance et les moyens de rendre plus vivants leurs bureaux avec des œuvres ayant tant un potentiel d’investissement qu’une valeur de prestige.
Tout cela pour dire qu’il a du sens d’acheter de l’art ayant une probabilité raisonnable d’apprécier en valeur plutôt que d’acheter des objets décoratifs qui vont devenir obsolètes et surannés: face à des murs vides, particulièrement dans les lieux utilisés par les clients et le top management, une entreprise serait bien inspirée d’investir dans des œuvres de qualité et prometteuses et d’espérer ajouter ainsi tant de la beauté qu’une source de capital futur à leur lieu de travail.
Charlotte Appleyard et James Salzmann, dans leur livre ‟Corporate Art Collections – a handbook to corporate buying” divisent les collections d’entreprise en quatre larges catégories:
- Tout d’abord, il y a la collection d’entreprise traditionnelle, où les œuvres sont achetées directement auprès de galeries ou d’artistes afin d’améliorer l’environnement de bureau. Ces œuvres peuvent être considérées comme choisies par thématiques (‟curatorially-led”), afin d’enrichir l’écologie culturelle des bureaux. Beaucoup de collections qui entrent dans cette catégorie sont la propriété de banques et autres organisations de services financiers telles que celle de Standard Bank of South Africa Limited.
- La seconde catégorie inclut les collections qui cherchent à dire quelque chose à propos de l’identité d’entreprise. Par accident ou sciemment, ces collections sont devenues partie intégrante de la façon dont la société est perçue ou voudrait se projeter. Par exemple, le cabinet d’avocats Simmons & Simmons est maintenant le fier propriétaire d’une collection d’art contemporain d’une certaine ampleur, entamée par l’ancien associé Stuart Evans, qui est reconnue pour ces œuvres provenant des Young British Artists.
- La troisième catégorie est référée comme étant celle des ‟philanthropes” ou des ‟patrons d’entreprise”. Alors que presque toutes les collections étendent leurs intérêts artistiques au mécénat, une petite mais croissante portion de collections a structuré son entière stratégie de collection autour d’un objectif caritatif, notamment à travers la création de prix ou d’engagements directs avec la communauté artistique proche ou internationale. Par exemple, British Airways collectionne, commissionne, éduque et promeut à travers les arts visuels, complètement et à grande échelle.
- Enfin, les ‟bons en tout”, ces entreprises dont le travail avec les arts imprègnent leur identité, leur environnement de bureau, leur rayonnement social et leur mécénat. Le meilleur exemple qui vient à l’esprit, lorsque l’on parle de ces touche-à-tout, est Louis Vuitton. Le fondateur éponyme de Louis Vuitton avait développé un grand intérêt pour la culture contemporaine, au fur et à mesure que son succès grandissait. Il fréquentait les salons qui se tenaient dans le studio de Felix Nadar, qui devint ensuite patron et agent des noms les plus reconnus de la peinture du 19e siècle, y compris Monet, Renoir, Sisley, Cézanne et Degas. La marque Louis Vuitton est fière de ses relations proches avec des artistes contemporains tels que Yayoi Kusama, Takashi Murakami, Daniel Buren, etc. En plus de l’Espace Culturel Louis Vuitton, où les expositions temporaires d’artistes contemporains sont tenues, la Fondation Louis Vuitton va bientôt ouvrir ses portes.
En tant que nouveau venu à la collection d’art d’entreprise, il est indispensable d’établir des fondations solides à un projet de construction d’un musée privé.
En effet, lorsque le top management d’une société commence à avoir l’idée de fonder une collection privée, il est nécessaire d’obtenir du conseil professionnel dès le début, en consultant des galeries d’art à la réputation établie, des conservateurs, avocats, courtiers, agents et chercheurs spécialisés dans l’art, afin de clarifier quels objectifs doivent être remplis à travers la création de cette collection d’art d’entreprise.
Idéalement, un plan d’affaires (‟business plan”) devrait être préparé dès le début de ce projet, afin d’établir les objectifs à court-terme, moyen-terme et long-terme que la collection d’art d’entreprise devra atteindre, comme jalons.
2. Et où souhaitez-vous créer votre collection d’art d’entreprise?
En parallèle à ce dialogue entre le top management de l’aspirant collectionneur corporate et ses conseillers, sur le champ de la collection d’art future, de la place doit être faite – littéralement – pour parler de l’espace disponible.
Une évaluation détaillée de l’espace disponible pour exposer les œuvres d’art doit être faite dès le début. La plupart des collections d’entreprise se concentrent sur des œuvres murales parce que les bureaux n’ont pas, en général, suffisamment de place pour contenir des sculptures.
Toutefois, les bureaux londoniens de Deutsche Bank, qui sont d’ailleurs le lieu de travail de certains membres de l’équipe de 20 personnes qui gèrent la collection d’art de Deutsche Bank, contiennent une série impressionnante de sculptures dans le hall de réception.
D’autres collections d’art corporate évoluent, au fur et à mesure des années, d’œuvres d’art murales vers des musées privés en bonne et due forme, localisés dans des bâtiments construits spécialement à cet effet. La Fondation Cartier, par exemple, a été inaugurée le 20 octobre 1984 à Jouy-en-Josas, à Versailles et a ensuite été transférée, 10 ans après, à son lieu actuel à Paris, qui est un bâtiment de verre et d’acier construit tout spécialement par le starchitect Jean Nouvel.
3. Est-ce une fondation? Un ‟trust”? Est-ce une société à responsabilité limitée?
Prendre des décisions concernant le champ, espace et lieu de la future collection d’art est essentiel pour ensuite décider quelle forme juridique une telle collection devrait prendre.
Les options pour un collectionneur pourraient être de soit localiser, soit transférer sa collection personnelle à un trust ou à une fondation, le choix dépendant souvent des lois applicables et de la nature des obligations de reporting, certaines pouvant être lourdes.
Ces arrangements peuvent permettre à un collectionneur individuel d’éviter les droits de succession tout en maintenant un certain contrôle sur les actifs.
Les ‟trusts” et fondations peuvent offrir des solutions viables et créatives pour les collectionneurs qui se font du souci à propos du sort de leurs œuvres d’art.
Au Royaume-Uni, il est possible d’établir une fondation caritative propriétaire d’œuvres d’art et/ou des musées privés et dont les objectifs comprennent la propriété, préservation, étude et promotion de la propriété culturelle.
La majorité de ces organisations sont établies comme des sociétés caritatives limitées par des sûretés, bien que certaines soient établies comme des trusts caritatifs.
Afin de bénéficier du panel élargi d’exemptions et de déductions fiscales, les associations caritatives en Angleterre sont obligées de s’inscrire avec la ‟Charity Commission” et le fisc anglais, HMRC, pour prouver leur intérêt public. En France, les musées privés peuvent être gérés par les associations ou bien les fondations approuvées par l’état ou d’entreprise.
Prenons l’exemple de Don et Doris Fisher, les fondateurs de Gap. Ils ont assemblé, de concert, une collection d’art contemporain exceptionnelle au fil des années, puis ont créé un trust à travers lequel leur collection serait prêtée au Musée d’Art Moderne de San Francisco pour une période de 100 ans (renouvelable pour une durée supplémentaire de 25 ans) comme si cette-dernière avait été absorbée dans la collection permanente. Les héritiers Fisher garderaient contrôle de leur collection avec un trust stipulant que:
(1) 75 pour cent des œuvres exposées dans la nouvelle aile devaient provenir de la collection Fisher;
(2) les œuvres les plus importantes doivent être montrées tous les cinq ans, et
(3) l’œuvre peut être vendue seulement pour enrichir la collection et en consultation avec le conservateur de la collection, qui a un pouvoir de veto sur certaines pièces.
Cet arrangement très créatif était une victoire pour tous ceux impliqués, préservant la contribution vitale des collectionneurs tout en catapultant un musée moyen dans une position de premier plan.
D’autres collectionneurs, tels que les Rubells et Martin Z. Margulies, ont établi des fondations privées qui, en partageant leurs collections avec le public, autorisent certaines déductions fiscales tout en permettant à ces collectionneurs de maintenir un contrôle sur leurs collections durant leurs vies.
Une stratégie fiscale supplémentaire employée par les collectionneurs est de transférer la propriété des œuvres d’art à une société à responsabilité limitée, tout en transférant les intérêts dans cette personne morale aux membres de leur famille ou à des trusts.
Cela permet au collectionneur, à travers cette personne morale, de maintenir un degré de contrôle sur la collection tout en déduisant la valeur de cette même collection du total des actifs du collectionneur au moment de son décès. Le bémol, ici, est que la personne morale doit avoir un objet social légitime et que le collectionneur ne doit pas retenir trop de contrôle.
Alors que François Pinault a tout d’abord accumulé une partie de sa collection fort considérable en nom propre, il a ensuite transféré ses actifs culturels dans la société holding Artemis qui gère l’actionnariat de lui-même ainsi que de son fils (François-Henri Pinault) dans les différentes activités commerciales du groupe (luxe avec Kering, ventes aux enchères d’art avec Christie’s, immobilier, art, domaines viticoles, presse, etc). La Fondation François Pinault a ensuite été établie et à ce jour détient et gère les deux espaces d’exposition de ce collectionneur d’art contemporain parmi les plus puissants dans le monde de l’art: le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana à Venise.
4. Parce que la fiscalité est importante
Partout dans le monde, l’entreprise est profondément influencée par son bilan, que les chiffres soient larges ou petits.
Alors que les raisons mentionnées pour commencer une collection d’entreprise ne comprennent presque jamais la fiscalité, il reste un fait établi que les codes fiscaux peuvent permettre, quoiqu’à des degrés différents et de manière assez hermétique, des déductions en fonction des trois principales lignes suivantes: dépréciation, crédits d’investissement et donations caritatives.
Par exemple, les lois américaines relatives à la dépréciation permettent aux entreprises de déduire de leurs bénéfices le coût de leurs actifs, à partir du moment où trois conditions sont remplies: les actifs ont été acquis dans un but commercial, ils ont une durée de vie et se détériorent au fur et à mesure des années.
Alors que les candidats habituels à la dépréciation vont des ordinateurs aux appareils d’usine, il peut être argué que – notamment dans le marché primaire contemporain – les œuvres d’art ou de décoration peuvent aussi être classées comme dépréciables.
Malgré la mauvaise réputation internationale que la France a en ce qui concerne la relation tendue et versatile avec la fiscalité, ce pays est à la pointe en ce qui concerne l’adoption de politiques fiscalement favorables au collectionneur d’art d’entreprise et au mécène.
La loi du 1 août 2003 relative au mécénat, associations et fondations, intitulée ‟loi Aillagon”, a beaucoup contribué à créer un environnement favorable juridique et fiscal pour le financement privé d’initiatives artistiques et culturelles d’intérêt général.
Toute action de mécénat permet aux contribuables corporate de bénéficier d’une réduction fiscale de 60 pour cent sur l’impôt sur les sociétés (plafonnée à 0,5 pour cent du chiffre d’affaires). Si un tel plafond atteint, ou si le résultat est nul ou déficitaire, la société française peut cumuler cette réduction fiscale durant les 5 prochains exercices fiscaux.
Tant les États-Unis que la France octroie des réductions d’impôts conséquentes aux sociétés qui achètent des œuvres d’art pour se constituer une collection d’entreprise. Par exemple, l’article 238 AB du code général des impôts français dispose que les sociétés peuvent déduire, de leur chiffre d’affaires taxable, le prix d’acquisition des œuvres d’art originales produites par des artistes vivants, durant une période de cinq ans.
Un autre exemple français concerne les réductions d’impôt octroyées aux sociétés françaises qui font des donations aux entités publiques dont l’activité principale est de présenter des salons d’art contemporain au public.
Au Royaume-Uni, un nouveau ‟Cultural Gifts Scheme” a été instauré en 2012, afin de booster les donations caritatives. Les sociétés qui font don d’œuvres artistiques ou culturelles à la nation peuvent maintenant recevoir une réduction de leur impôt sur les sociétés.
La valeur maximale de la réduction fiscale à disposition, en relation avec l’impôt sur les sociétés du donateur, est de 20 pour cent de la valeur de l’objet. Les réductions fiscales totales, sous ce ‟Cultural Gifts Scheme”, ainsi que les taxes déduites en application du système fiscal ‟Acceptance in Lieu”, sont l’objet d’une limite annuelle augmentée à GBP30 millions par an en tout. Le ‟Acceptance in lieu scheme” permet à des sociétés anglaises qui possèdent des collections d’art de faire don d’importantes œuvres d’art aux institutions publiques anglaises en échange d’une réduction de leur impôt sur les sociétés.
5. Trouve moi de l’art, baby!
Maintenant que le champ, l’espace, et la forme juridique de la collection d’art d’entreprise ont été établis et clarifiés, et maintenant que les avantages fiscaux concernant la création d’une collection d’art d’entreprise ont été évalués, il est temps pour le collectionneur corporate de s’y mettre et d’acheter des œuvres d’art.
Un nombre des meilleures collections d’art d’entreprise ont été commencées avec un budget modeste. La qualité plutôt que le profit a guidé la plupart de ces collections, et dans la plupart des cas, cette approche a débouché sur la formation de collections de grande valeur.
Le budget doit être défini pour couvrir non seulement les coûts des œuvres mais aussi les honoraires des consultants, avocats, transporteurs et installateurs d’œuvres d’art et des assureurs.
De nombreux livres ont été écrits sur le sujet de la bonne gestion de collection d’art – de l’achat d’œuvres aux aspects pratiques de la propriété et de la vente. Je recommande au collectionneur d’art d’entreprise, en particulier, ‟Owning art – the contemporary art collector’s handbook”, ‟The Art collector’s handbook” et ‟Commissioning contemporary art – a handbook for curators, collectors and artists”.
Étant donné que ces sujets relatifs à la gestion de la collection d’art sont similaires pour tous les types de collectionneurs – individuels ou corporate – je ne m’étendrais pas dessus.
Toutefois, je souligne que tout collectionneur d’art d’entreprise doit prendre beaucoup de précaution dans ses relations avec les œuvres d’art, les artistes, les galeries d’art, les maisons aux enchères et les autres collectionneurs parce que tout comportement jugé inapproprié dans le monde de l’art, adopté par un collectionneur corporate, pourrait avoir un impact sévère sur la réputation de cette société, même au-delà du microcosme du monde de l’art.
Pour conclure, je ne pense pas que les collections privées dévient de flux d’argent au détriment d’institutions d’art caritatives publiques (telles que les musées publics) vers des projets plus ‟égocentriques”. Je pense que certains types de sociétés seront heureuses de se limiter à des donations caritatives et à du mécénat – largement encouragés par les régimes fiscaux autour du monde -; alors que d’autres préféreront aller plus loin et nourrir, avec une touche plus personnelle, leur appétit pour les arts.
Un collectionneur d’art d’entreprise plus intense et passionné va décider de fonder une collection d’art d’entreprise et/ou un musée privé, en fonction de ses objectifs, espace disponible et budget.
Certains pays, tels que la France et les États-Unis, sont très proactifs pour encourager chaque type d’investissement d’entreprise avec les arts, pour le collectionneur d’art d’entreprise, alors que d’autres, tels que le Royaume-Uni et l’Italie par exemple, pourraient faire beaucoup mieux, notamment en ce qui concerne le support des collections d’art d’entreprises et les musées privés.
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