Four Tet v Domino: pourquoi la renégociation pacifique des taux de redevances sur les streams musicaux est la meilleure stratégie pour toutes les parties en cause

Four Tet v Domino

L’affaire Four Tet v Domino est l’exemple le plus récent au Royaume-Uni de labels de musique et d’artistes du disque qui se battent, lors de la renégociation de leur part respective, sur les redevances des streams musicaux, traités non comme des ventes, mais comme des licences. Pourquoi Four Tet a-t-il dû assigner devant un tribunal? Quel a été le résultat? Une telle stratégie pour transformer cette négociation de redevances en un véritable contentieux judiciaire était-elle la chose la plus intelligente à faire, pour Domino et pour Four Tet?

Dans deux de mes articles précédents, j’ai postulé que la prochaine guerre, dans l’espace du streaming musical, serait entre les artistes interprètes et les maisons de disques, se battant devant les tribunaux pour savoir si un stream musical est une vente, une licence ou une location.

En effet, dans ‟Méthodes modernes de monétisation pour les labels de musique indépendants et les majors: 360° et au-delà”, publié en février 2016, j’ai indiqué que ‟les revenus numériques étant le domaine de revenus de la musique qui connaît la croissance la plus rapide et la plus exponentielle, il est probable que de plus en plus de groupes de musique soient attirés par l’option d’accord de profit net, qui assure une répartition 50-50 des revenus de streaming et de téléchargement, plutôt que l’option traditionnelle d’accord d’enregistrement”. ‟Des artistes du disque, tels qu’Eminem et ‟Weird Al” Yankovic, ainsi que des managers, tels que 19 Entertainment fondé par le magnat de la musique Simon Fuller, ont rapidement porté cette question relative à la répartition des revenus sur les revenus numériques à l’attention du grand public, en entamant des poursuites judiciaires très médiatisées contre les trois majors de la musique. Les défendeurs ont ensuite transigé ces poursuites à l’amiable, consentant – sous des conditions confidentielles – à augmenter la part des revenus des artistes sur les revenus numériques, mais leur réputation a été ternie dans le processus”.

Plus récemment, dans ‟Réformer la loi britannique sur la musique: rendre le marché du streaming musical économiquement viable pour toutes les parties prenantes”, j’ai souligné que le débat, soulevé par la ‟House of Commons Digital, Culture, Media and Sport Committee” du Royaume-Uni (la ‟Commission”), lors de son enquête de 2020, pour savoir si un stream musical était une vente, une licence ou une location, est considéré par des commentateurs américains, comme Susan Butler de ‟Music Confidential”, comme un moyen de manipuler les maisons de disques de partager 50 pour cent des redevances de diffusion en continu dans le cadre d’accords d’enregistrement existants, conclus avec des artistes interprètes il y a longtemps. Ces anciens contrats d’enregistrement stipulent que les redevances des artistes sont calculées en pourcentage des ventes, mais, pour les licences, une part de 50 pour cent des droits de licence est perçue par les artistes interprètes. Si un stream n’est pas classé comme une vente, mais comme une licence, les maisons de disques devraient partager 50 pour cent de leurs revenus de streaming avec les artistes, même en vertu d’anciens accords.

Les labels et les artistes du disque se sont donc battus, et se battent toujours, pour déterminer si le streaming musical remplace la radio ou les ventes (c’est-à-dire les ventes de CD, de cassettes, de vinyles). Au début de l’ère du streaming, et avant cela, les labels payaient généralement les artistes sur la base d’un stream (ou d’un téléchargement numérique) constituant une vente. Pourquoi les labels traitent-ils le plus souvent le streaming comme des ventes (ce qui est plutôt contre-intuitif puisque le streaming est une question d’‟accès” plutôt que de ‟propriété”)? Parce que le pourcentage que les labels devraient payer aux artistes sur les streams musicaux est beaucoup plus faible, souvent dans la fourchette de 10 à 15 pour cent si l’artiste est signé sur un contrat d’enregistrement traditionnel ou 360 (et classe donc les streams comme des ventes), plutôt qu’environ 50 pour cent pour une licence.

Eh bien, ma participation à la conférence annuelle 2022 du juge Richard Arnold, auprés de la Westminster Law School, en février 2022, a attiré mon attention sur une nouvelle affaire judiciaire, gérée et jugée par le Tribunal de la propriété intellectuelle britannique (Intellectual Property Enterprise Court”) (‟IPEC”), qui se rapporte exactement à ce débat, faisant rage, entre labels de musique et artistes-interprètes.

Sauf que, contrairement aux procédures judiciaires susmentionnées qui ont toutes été réglées à l’amiable et de manière confidentielle, cette nouvelle affaire judiciaire britannique, intitulée Kieran Hebden v Domino Recording Co Limited [2022] EWHC 74 (IPEC), s’est déroulée devant la place publique.

1. Quels sont les faits?

Kieran Hebden est un artiste musical britannique qui se produit et enregistre sous le nom de ‟Four Tet” (le ‟Demandeur”).

Le 28 février 2001, le Demandeur et Domino Recording Company Limited, une maison de disques indépendante du Royaume-Uni (le ‟Défendeur”), ont conclu un contrat d’enregistrement exclusif (le ‟Contrat”).

En vertu du Contrat, le Demandeur:

  • s’est engagé à fournir certains enregistrements sonores, exclusivement au Défendeur, dans un délai déterminé, sous le nom de ‟Four Tet” (les ‟Masters”), et
  • a cédé le droit d’auteur sur les Masters au Défendeur.

En vertu du Contrat, le Défendeur s’est engagé à:

  • diffuser les Masters, et
  • comptabiliser, et payer au Demandeur, les redevances relatives aux Masters.

Les stipulations d’enregistrement exclusif du Contrat ont pris fin en novembre 2005.

Entre février 2001 et novembre 2005, je comprends que les Masters fournis par le Demandeur au Défendeur, et diffusés par le Défendeur, étaient: Pause (2001), Rounds (2003) et Everything Ecstatic (2005).

2. Quelle est la procédure de l’affaire?

Probablement après quelques tentatives infructueuses de règlement à l’amiable avec le Défendeur, le Demandeur a assigné en justice le Défendeur, devant l’IPEC, le 16 décembre 2020 (l’ ‟Assignation”).

Dans l’Assignation, le Demandeur a soutenu que le Défendeur avait violé ses obligations contractuelles en vertu du Contrat, en particulier en ne comptabilisant pas correctement les redevances relatives aux streams et téléchargements numériques. Le demandeur a demandé une déclaration sur la véritable interprétation du Contrat, et des dommages et intérêts plafonnés à GBP70.000.

En d’autres termes, le Demandeur requérait, dans l’Assignation, que le Défendeur lui verse 50 pour cent des redevances relatives aux Masters, découlant du streaming et des téléchargements numériques, catégorisant ainsi ces streams et téléchargements de musique comme des licences en vertu du Contrat (malgré le fait que le Contrat est sans aucun doute un contrat de vente de disques traditionnel).

Le Défendeur a notifié ses conclusions en défense le 21 février 2021, s’opposant à l’Assignation dans son intégralité (la ‟Défense”). Il a fait valoir – comme il l’avait probablement fait, avant que le Demandeur ne lui notifie l’Assignation déposée auprès de l’IPEC – que les téléchargements numériques, y compris les streams, étaient considérés comme un nouveau format technologique et que le Demandeur n’avait droit qu’au taux de redevance de 13,5 pour cent sur ces streams et téléchargements, comme toute autre vente dans le cadre du Contrat.

En outre, dans la Défense, le Défendeur a déposé une demande de radiation et/ou de jugement sommaire (‟summary judgment”) parce que les avocats du Défendeur avaient envoyé une lettre non confidentielle au Demandeur, le 16 novembre 2021 (la ‟Lettre”), indiquant que:

  • le Défendeur avait fait une offre non confidentielle de payer les sommes correspondant aux dommages-intérêts demandés en vertu de l’Assignation, et les frais d’avocats et dépens;
  • le Défendeur avait informé le Demandeur qu’il avait donné pour instruction à tous les fournisseurs de services numériques (‟FSN”), tels que Spotify, de retirer les Masters, et s’était engagé à ne pas exploiter les Masters numériquement à l’avenir sans convenir au préalable de conditions écrites avec le Demandeur (ce qui, en tout état de cause, ne pouvait pas être le taux de 50 pour cent réclamé par le Demandeur pour l’exploitation), et
  • à la lumière de l’offre susmentionnée du Défendeur, et de sa conduite ainsi que de ses engagements unilatéraux, la procédure judiciaire devait être suspendue ou, si le Demandeur n’était pas d’accord avec une suspension, le Défendeur demandait le rejet de cette procédure.

La réception de la Lettre, et la signification de la Défense, ont incité le Demandeur à requérir l’autorisation de modifier l’Assignation, étant donné qu’il considérait la conduite du Défendeur, qui avait retiré les Masters des FSN et avait déclaré qu’il ne les ferait pas exploiter numériquement à l’avenir, comme une violation du Contrat.

Le Défendeur a nié la violation et a déposé une demande de jugement sommaire le 25 novembre 2021.

Le Demandeur a requis l’autorisation au tribunal de modifier l’Assignation, pour y inclure ses demandes relatives à la conduite récente du Défendeur, le 6 décembre 2021.

Le Défendeur a écrit au Demandeur, le 14 décembre 2021, expliquant qu’il n’acceptait pas les modifications proposées à l’Assignation.

Une audience s’est tenue à l’IPEC le 16 décembre 2021, pour traiter les requêtes en justice concurrentes.

La juge Pat Treacy a rendu son jugement le 19 janvier 2022 (le ‟Jugement”).

3. Four Tet v Domino: alors, quels sont les enseignements?

3.1. Four Tet & Domino ont transigé via une offre ‟Part 36” et Domino paiera 50 pour cent des redevances de streams musicaux à Four Tet à l’avenir

Le point le plus important à retenir de cette affaire est que le Demandeur a annoncé, via un tweet envoyé le 20 juin 2022, que lui et le Défendeur étaient en train de transiger la procédure judiciaire via une offre de protocole transactionnel intitulée ‟part 36.

Dans cette offre ‟part 36”, que le Demandeur a rendue publique via un autre tweet en date du 20 juin 2022, il est indiqué que le Défendeur a fait cette offre pour transiger l’ensemble des demandes, si elle est acceptée par le Demandeur dans les 21 jours suivant la signification de l’offre ‟part 36”, comme suit:

  • en ce qui concerne tous les revenus historiques de streaming et de téléchargement de la période comptable commençant le 1er juillet 2017 (c’est-à-dire la période comptable qui commence à courir à partir de la date de 3 ans avant la date à laquelle l’Assignation a été notifiée), le Défendeur paiera au Demandeur la somme de GBP56.921,08, calculée comme étant la différence entre les redevances qui auraient été dues au Demandeur au taux de 50 pour cent réclamé par le Demandeur, et ce qui a été payé au taux de 18 pour cent à ce jour;
  • le Défendeur paiera des intérêts simples sur la somme historique calculée comme étant due au taux de 5 pour cent par an;
  • à l’avenir, le Défendeur paiera un taux de redevance de 50 pour cent pour tous les revenus de streaming et de téléchargement pour lesquels le Défendeur n’a pas encore rendu compte au Demandeur, et
  • cette offre ‟part 36” est faite en règlement complet et définitif de toutes les demandes effectuées dans le cadre de la procédure (y compris, pour éviter tout doute, toutes les demandes énoncées dans la version modifiée de l’Assignation).

Un autre tweet du Demandeur montre l’avis d’acceptation de l’offre de protocole transactionnel ‟part 36”, signé par lui en date du 5 mai 2022.

Affaire classée.

3.2. L’obligation continue du label d’exploiter les Masters dans le domaine public peut survivre à la résiliation de toute disposition d’enregistrement exclusif du Contrat

Dans le Jugement, la juge Treacy a convenu que le Défendeur pouvait avoir une obligation continue, expresse ou implicite, d’exploiter, ainsi qu’une obligation de bonne foi, en ce qui concerne la diffusion et l’exploitation des Masters, même après la résiliation des dispositions d’enregistrement exclusif du Contrat en 2005.

Par conséquent, si cette question devenait pertinente au procès (par exemple dans le contexte d’un différend quant à savoir si les actions du Défendeur, qui avait exigé que les FSN cessent la diffusion numérique des Masters, avaient été faites de bonne foi), alors la requête du Demandeur de modifier l’Assignation, en ce qui concerne l’obligation expresse ou implicite du Défendeur d’exploiter, ainsi que son obligation de bonne foi, était raisonnable.

Le message est clair.

Maisons de disques, méfiez-vous: n’essayez pas de faire pression sur vos artistes-interprètes, en les menaçant, ou pire encore en exécutant de telles menaces, de retirer tous les enregistrements sonores de vos artistes des FSN, afin de les faire taire lorsqu’ils vous demandent de rendre compte des streams musicaux et les téléchargements sous forme de licences, et de leur payer un taux de redevance de 50 pour cent sur ceux-ci.

Supprimer des chansons des FSN peut enfreindre l’obligation expresse ou implicite des labels de musique d’exploiter, ainsi que d’agir de bonne foi, comme le confirme le Jugement.

Ce point de vue, exposé dans le Jugement, va dans le sens exprimé par la Commission, dans le Rapport et le Projet de loi, et avant cela par la Commission et le Parlement européens, dans leur Directive de l’Union Européenne sur le droit d’auteur dans le Marché Unique Numérique 2019/790 (la ‟Directive MUN”), que:

  • le principe dit de rémunération appropriée et proportionnée devait s’appliquer, sur la base des principes de rémunération équitable, dans les relations contractuelles entre les labels de musique et leurs artistes-interprètes;
  • un mécanisme d’ajustement des contrats devait être mis en place, de sorte que les artistes-interprètes puissent demander une rémunération supplémentaire, appropriée et équitable lorsque la rémunération initiale est disproportionnellement faible par rapport aux revenus pertinents tirés de l’exploitation ultérieure, et
  • un droit de révocation devait exister et pouvait être utilisé lorsqu’une œuvre protégée par le droit d’auteur sous licence exclusive n’est pas exploitée par le titulaire de la licence (c’est-à-dire les maisons de disques).

En effet, alors que le Demandeur ait demandé l’autorisation de modifier l’Assignation, afin de faire valoir que le droit d’auteur sur les Masters devait être retransféré au Demandeur, puisque le Défendeur n’avait pas exploité ces Masters de manière continue en les retirant des FSN, le Jugement confirme que l’Assignation peut être modifiée à cet égard.

Pourquoi Domino a refusé de négocier avec Four Tet, avant l’Assignation, calmement et hors de la sphère publique, au vu des récentes évolutions juridiques susvisées déclenchées par la Directive MUN, le Rapport et le Projet de loi, est au-dessus de ma compréhension: non seulement il a terni sa réputation, en apparaissant comme un label de musique indépendant déconnecté, cupide et monolithique, mais il n’a pas réussi à contenir un tel désastre ‟relations publiques”, en laissant Four Tet rendre publics les détails de leur protocole transactionnel via les réseaux sociaux.

C’est vraiment un parfait exemple de ce qu’il ne faut pas faire, en tant que label musical, lorsque votre talent demande la renégociation de sa part de redevances sur les streams et téléchargements musicaux.

En ce qui concerne Four Tet, il a joué ses cartes avec une habileté, un sens des affaires et une ‟chuztpah” considérables, tout en gérant son propre dossier juridique de très près et avec parcimonie (menant la procédure judiciaire en son propre nom, sans ‟solicitor of England & Wales”). Alors qu’il aurait aimé obtenir de Domino qu’il lui restitue les Masters, dans le cadre de l’offre transactionnelle finalement conclue par les parties en mai-juin 2022, Four Tet a eu l’intelligence d’accepter l’offre de protocole transactionnel ‟part 36”, qui lui accordait la plupart de ses demandes et souhaits de toute façon, tout en effaçant le risque d’être tenu responsable en justice de payer l’intégralité des frais de Domino (dans l’hypothèse où il aurait rejeté cette offre ‟part 36”, et dans le cas où le jugement obtenu par la suite n’aurait pas été plus avantageux que l’offre ‟part 36” de Domino).

En tant qu’artiste-interprète, vous devez être extrêmement bien préparé, concentré et prêt pour la bataille, si et quand vous voulez renégocier la répartition des redevances des streams avec votre label de musique, et la stratégie de Four Tet est un excellent exemple à suivre.

Depuis, Four Tet est passé à autre chose, en signant un contrat d’édition exclusif et mondial avec Universal Music Publishing, et en créant son propre label, Text Records, via sa propre société Four Tet Limited.

Webinaire en direct de Crefovi: Renégociation des taux de redevances sur les flux musicaux avec les labels – 10 août 2022

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